Le 11 mai 2020, le directeur de cabinet du président Tshisekedi, Vital Kamerhe, va comparaître pour la première fois devant le tribunal de grande instance de Kinshasa-Gombe. Il est accusé d’avoir bénéficié avec ses proches du détournement de plus de 50 millions de dollars sur deux projets de livraison et d’installation de maisons préfabriquées voulues par le chef de l’État congolais dans le cadre de son programme d’urgence. L’allié principal de Félix Tshisekedi se défend en assurant que les travaux suivent leur cours.
Quand Félix Tshisekedi est donné vainqueur de la présidentielle en janvier 2019, comme beaucoup d’entrepreneurs, l’homme d’affaires libanais Samih Jammal, 83 ans, voit sans doute une opportunité de faire à nouveau des affaires juteuses en République démocratique du Congo (RDC). Il vient de renouveler son contrat d’exclusivité avec la société turque Karmod, spécialisée dans la construction de maisons préfabriquées. À cause des élections de 2018, le marché de près de 27 millions de dollars qu’il avait obtenu de gré à gré avait été gelé. Il devait construire 900 maisons en milieu rural dans neuf des vingt-six provinces de cet immense pays, largement dépourvu d’infrastructures.
« En janvier, quand le nouveau président est arrivé, les fils de Samih Jammal se sont dit que c’était le moment d’obtenir le paiement du contrat de 2018, ils ont été mis en relation avec le neveu de Vital Kamerhe par un ami », explique un proche de la famille. L’entourage du directeur de cabinet du président dément. Mais une photo présentée que celle de cette première rencontre entre le directeur de cabinet du chef de l’État et le vieil homme d’affaires libanais figure dans le dossier d’instruction sur la table du tribunal de grande instance de la Gombe. Ils sont tous deux accusés de « détournements de deniers publics, corruption et blanchiment d’argent ». Seul Vital Kamerhe est toujours enfermé dans l’une des cellules collectives de la sinistre prison centrale de Makala. Samih Jammal a été transféré à la clinique Ngaliema pour raisons de santé, il reste néanmoins officiellement détenu.
Vital Kamerhe est pourtant le principal allié de Félix Tshisekedi depuis novembre 2019. Ensemble, ils ont fondé la coalition Cap pour le Changement (Cach) et officiellement remporté la présidentielle. L’un devient chef de l’État, l’autre, son directeur de cabinet. À l’issue de ces élections très contestées, ils se lancent dans un pari risqué et acceptent de travailler avec le Front commun pour le Congo (FCC) de l’ancien chef de l’État, Joseph Kabila, qui tient toujours l’essentiel des rênes du pouvoir. C’est ainsi que Justin Bitakwira, membre du FCC, ancien président du groupe parlementaire de Vital Kamerhe et ministre sortant du Développement rural, se retrouve contraint de devoir travailler avec son ancien patron après l’avoir quitté au profit de Joseph Kabila. « Quand les amis sont arrivés, avec ce nouveau souffle, c’était merveilleux », assure-t-il pourtant à RFI. Mais M. Bitakwira se dit écarté dès le départ : « Au lieu de nous considérer comme des alliés, ils nous ont traité comme des bons à rien corrompus. Eux pensaient pouvoir tout changer en quelques mois. »
Des contrats sans « soubassement juridique »
C’est bien la signature de cet ancien ministre et désormais proche de Joseph Kabila qui se trouve au bas de la plupart des actes administratifs relatifs au marché signé avec Samibo Congo SARL, l’une des sociétés de Samih Jammal. En avril 2019, il accepte notamment de parapher un avenant au premier contrat avec le vieil homme d’affaires libanais. Il accroît la commande, réduit le nombre de provinces concernées et double le montant dû à la société. Il s’agit cette fois de construire 1 500 logements sociaux dans cinq provinces et pour un montant de 57,5 millions de dollars. « C’est mon secrétaire général qui avait été désigné comme le point focal de la présidence, il me transmettait les instructions », justifie encore M. Bitakwira. Lui-même assure n’avoir jamais été invité à la présidence. « Quand le procureur m’a dit que Vital Kamerhe m’avait cité dix fois dans son audition comme le responsable de tout ça, j’étais sidéré. »
Deux mois après sa signature de l’avenant, le 18 juin 2019, la Direction générale de contrôle des marchés publics (DGCMP) rejette le bien-fondé des modifications opérées sur ce marché. Selon la DGCMP, « ledit avenant modifie sensiblement le contrat de base jusqu’à modifier l’économie même du marché. » En outre, elle note que « le devis de l’entrepreneur fait défaut dans le dossier. » Comme Justin Bitakwira, documents à l’appui, le directeur général de la DGCMP aurait lui aussi témoigné devant le magistrat en charge de l’enquête de l’irrégularité du marché. « On a créé une confusion terrible entre le projet des 900 maisons de Bitakwira et le projet des 1 500 maisons du programme des 100 jours, mais il n’y a pas de soubassement juridique », précise une source judiciaire à RFI.
Plus de 30 millions de dollars retirés en liquide
C’est trop tard. Entre le 18 mars et le 21 mai 2019, 57,5 millions de dollars vont être décaissés en neuf versements par la Banque centrale du Congo, via un compte du Trésor public logé dans une banque commerciale Rawbank, sur celui de Samibo Congo Sarl. C’est l’intégralité de la somme due à cette société de Samih Jammal, sans qu’aucune maison préfabriquée ne soit même livrée au Congo. Sur le montant total décaissé, le parquet congolais n’a pu tracer « que pour un peu plus de huit millions de dollars de virements bancaires pour payer la commande », assure toujours cette source judiciaire. « Soit cet argent a été détourné, soit Karmod accepte des paiements partant du Congo, en cash ou par d’autres voies, mais ce sont des voies qui seraient illégales. »
Selon cette source judiciaire et un proche de Samih Jammal, au moins 37 millions de dollars ont été retirés en plusieurs fois et en liquide par l’homme d’affaires libanais ou ses mandataires. Or en République démocratique du Congo, les retraits en cash sont limités à 10 000 dollars. « Sauf justification du client », pointe une source bancaire. « Comment peut-on refuser à un entrepreneur dans le bâtiment d’opérer ces transactions en liquide, dans le cadre d’un contrat public couvert par la présidence et la Banque centrale du Congo ? »
Fait aggravant pour le patron de Samibo Congo SARL, leurs conseils n’auraient [pas] été en mesure de présenter plus qu’une licence d’importation pour ces commandes d’un montant de 12 millions de dollars. « Mon client, c’est un commerçant, il a des comptes partout et certaines commandes ont pu se passer hors circuit bancaire », s’insurge Me Tshitsha Bolokombe, avocat de M. Jammal et de ses sociétés. Pour la société turque Karmod, son représentant légal en RDC est un « homme honnête et noble », détenu « sans raison valable ». « Il nous semble que cette affaire est plus politique, impliquant apparemment différentes parties en conflit en RDC », s’avance même Vusal Necmettin, responsable des ventes et du développement commercial chez Karmod.
Avant même que cette première commande ne soit honorée, Samih Jammal se voit attribuer un deuxième marché juteux en cette année 2019. Il obtient de gré à gré une nouvelle commande de 57,5 millions de dollars. La présidence lui demande cette fois de livrer 3 000 maisons à destination des policiers et des militaires de la capitale. « En cours d’exécution, il y a eu une nouvelle commande du chef de l’État parce qu’il était content du travail abattu », explique encore l’avocat de Samih Jammal. « Ça coïncidait avec la promesse du chef de l’État à sa garde républicaine des moyens de logement décent. » C’est la nouvelle urgence pour Félix Tshisekedi qui cherche à s’attirer les faveurs des forces de sécurité réputées acquises à son prédécesseur.
La défense de Vital Kamerhe
Aucun contrat ne sera établi avec Husmal SARL, une société créée par l’homme d’affaires libanais une vingtaine de jours à peine avant l’émission d’une facture pour ce marché. Dans une lettre adressée depuis sa cellule au parquet le 13 avril 2020, Vital Kamerhe se justifie, évoque « l’absence d’une cellule de passation de marché à la présidence de la République » et un « gouvernement démissionnaire ». Depuis le 20 mai 2019, le Premier ministre Bruno Tshibala, ancien proche de Félix Tshisekedi rallié à Joseph Kabila, a accepté de lui remettre sa démission.
Pour le reste, Vital Kamerhe assure avoir tout fait dans les règles et fournit quelques 33 documents à l’appui. « Sur un total de 1 500 maisons préfabriquées commandées, 1 200 sont déjà livrées, soit 80%, par la société Samibo et 300 déjà fabriquées n’attendent que leur chargement et expédition vers le port de Matadi », assure le directeur de cabinet de la présidence.
Si les marchandises n’arrivent pas, selon Vital Kamerhe, c’est parce que la plupart des containers seraient encore bloqués dans les ports de Lobito et Dar es Salaam et ce, « en raison de ce manque de paiement des frais dus par le gouvernement », frais administratifs et de transport jusqu’aux cinq provinces concernées par ce programme de logements sociaux. Sur le deuxième marché de 3 000 maisons, M. Kamerhe est tout aussi catégorique.
Sur les 57,5 millions de dollars annoncés, seuls 2 137 500 ont été effectivement décaissés, soit « 3,75% du montant total ». En échange de quoi, l’autre société du vieil homme d’affaires libanais, Husmal aurait malgré tout livré 31 containers au port de Matadi sur cette commande. Mais ses arguments n’ont pas suffi à obtenir sa remise en liberté, même conditionnelle. « Le parquet à tous les relevés et tous les virements sur les comptes de Samih Jammal, Vital Kamerhe et ses proches », rassure notre source judiciaire.
« Si je vous dis qu’ils ont détourné de l’argent, c’est qu’ils ont détourné de l’argent. » Selon la justice congolaise, la belle-fille du directeur de cabinet du président, Soraya Mpiana, a bénéficié d’un terrain de 5 000 mètres carrés sur une concession appartenant à M. Jammal, ce que les avocats de Vital Kamerhe et de l’homme d’affaires libanais démentent. Un certificat d’enregistrement de propriété au nom de Soraya Mpiana du 8 juin 2019 figure pourtant dans le dossier de l’accusation.
Des contrats surfacturés ?
Les premières maisons destinées à devenir des logements sociaux ne sont livrées qu’en août 2019 et c’est le camp Tshatshi, l’un des plus célèbres camps militaires de la capitale, qui en bénéficie. Le comité de suivi du programme des 100 jours mis en place par une ordonnance présidentielle deux mois plus tôt s’en félicite sur les réseaux sociaux. Pourtant, la commande est bien loin de correspondre aux factures présentées. La société Samibo Congo SARL devait délivrer des « maisons villas deux chambres » au prix unitaire de 35 000 dollars et des « maisons préfabriquées villas duplex » de 45 000 dollars.
Le fabricant turc, Karmod, indique lui sur son site que des maisons similaires à celles installées au camp Tshatshi, font respectivement 51 m2 avec une chambre et 91 m2 avec deux chambres et un étage. Ce sont parmi les moins chères de son catalogue. Elles ne coûtent que 5 500 et 13 000 dollars en Turquie, toutes taxes comprises. À cela s’ajoute le prix du transport, 5 000 dollars par maison et par container pour les transporter jusqu’à Matadi. C’est ce qui figure sur deux devis détaillés fournis au parquet congolais par la défense de Samih Jammal. Le représentant Karmod en RDC y ajoute des frais d’installation qui multiplient par sept le prix du modèle à une chambre et par trois celui de la villa à deux étages. Samibo Congo SARL facture tout, y compris la pose des portes intérieures comme extérieures à 10 dollars pièce.
Dans sa correspondance datée du 13 avril 2020, Vital Kamerhe tente de justifier ces prix. Samibo Congo SARL devait prendre en charge « le coût d’achat, l’acheminement jusqu’aux ports d’arrivée, la construction de tous les socles ou fondations sur tous les sites pour poser les maisons, les salaires des ingénieurs turcs qui doivent élever les maisons, la main d’œuvre locale qui assiste les ingénieurs turcs et autres charges diverses. » Étrangement, son entreprise sœur Husmal SARL n’applique pas les mêmes tarifs et facture ces maisons entre 16 000 et 19 000 dollars toutes charges comprises. C’est ce qui explique que cette deuxième commande s’élève elle aussi à 57,5 millions de dollars, mais pour deux fois plus de maisons.
Le comité de suivi du programme des 100 jours mis en place le 15 juin 2019 devait « notamment » s’assurer de la bonne exécution des travaux dans le respect « des règles de l’art et des délais impartis ». Il devait recevoir en échange en frais de fonctionnement 5% des sommes décaissées sur chaque projet. Malgré les alertes de la société civile, dès le mois de juillet de 2019 sur ce projet, il aura fallu attendre presque un an pour qu’un audit général de ce programme d’urgence soit lancé, sur pression de la population, de la société civile, mais aussi des partenaires du Congo.
Quelques mois plus tôt, le Fonds monétaire international (FMI) a dû débloquer une aide d’urgence à Kinshasa pour renflouer ses réserves en devise à l’étranger et lui éviter la cessation de paiement. La colère gronde dans la bouillonnante capitale congolaise et les causes sont multiples : hausse des impôts, des prix, baisse du pouvoir d’achat et les sauts-de-mouton qui ne sortent pas de terre. Ces infrastructures routières, emblématiques du programme des 100 jours du président Tshisekedi, devaient en quelques mois révolutionner la circulation et la vie des Kinois, empoisonnée quotidiennement par d’interminables heures d’embouteillages. Le 7 février 2019, plutôt que de visiter des chantiers, pour la plupart au point mort, Félix Tshisekedi annonce en Conseil des ministres son intention de lancer un audit sur ces chantiers tant décriés. L’audit se mue en procédure judiciaire sur proposition du vice-Premier ministre en charge de la justice et garde des Sceaux, un proche de Joseph Kabila.
Aucun contrôle effectif sur les dépenses publiques
« Je reconnais qu’il y a une grande faiblesse dans le contrôle et beaucoup de leçons à tirer », admet Nicolas Kazadi, ex-coordonnateur de ce comité de suivi et toujours ambassadeur itinérant de Félix Tshisekedi dans une interview exclusive accordée à RFI. À elle seule, l’affaire des maisons préfabriquées révèle plus d’un fait inquiétant dans la gestion des finances publiques du pays, où chaque décaissement pour un marché public est censé être soumis à toute une série de contrôles a priori, comme a posteriori. « C’est vrai que les ministres du Budget et des finances de l’époque, ainsi que le gouverneur de la Banque centrale aurait des comptes à rendre », reconnaît une source judiciaire à RFI. « Le parquet a réuni les informations, mais il ne peut pas arrêter un ministre, ils sont justiciables devant la Cour de cassation. »
Même si les « informations » auraient été transmises, M. Yav Mulang et Pierre Kangudia, respectivement anciens ministres des Finances et du budget et membres du FCC, n’ont pas été inquiétés. Seul le gouverneur de la Banque centrale du Congo toujours en fonction, Déogratias Mutombo, aurait été appelé à apporter des éclaircissements pour le compte de son institution, notamment les retraits en liquide. « Il a déjà transmis tous les documents », assure son chargé de communication. « Le gouverneur n’a rien à voir avec tout ça. C’est à la Rawbank qu’il faut s’adresser. » Cette banque commerciale, régulièrement mise en cause par la société civile, assure depuis les premières auditions et l’arrestation de son directeur général Thierry Taeymans avoir collaboré avec la justice et respecté toutes les réglements en vigueur. Finalement, même ce responsable n’est pas poursuivi dans ce dossier. Thierry Taeymans n’est plus directeur général de la Rawbank mais reste simple administrateur.
Comment peut-on décaisser 60 millions de dollars des comptes du Trésor public en République démocratique du Congo, sans contrat, ni devis en bonne et due forme et retirer ces fonds, pour l’essentiel en liquide ? L’affaire ne surprend pas Valery Madianga de l’Observatoire de la dépense publique (ODEP), l’une des ONG qui a le plus dénoncé les dérives des premiers mois de la présidence Tshisekedi : « Ce n’est pas un fait nouveau dans notre pays. Les autorités ont toujours été habituées à faire des décaissements de fonds sans contrat et sans appel d’offres, des retraits en liquide de plusieurs dizaines de millions. »
Pour l’ODEP, le fait nouveau, c’est que la justice et la presse puissent obtenir les preuves de ces irrégularités. « Avec le président Tshisekedi, certes les faits se sont répétés, mais un procès va s’ouvrir. » Les proches de Vital Kamerhe rejettent l’idée qu’il s’agit là d’un début de lutte contre la corruption et dénoncent une justice aux ordres, enclenchée contre un futur rival aux élections de 2023. « Si c’est autre chose qu’un procès politique, on verrait Yav, Kangudia, Mutombo, Kazadi et même Félix Tshisekedi sur le banc des accusés. Ils sont tous responsables de cette gestion », pointe l’un d’eux. « Vital Kamerhe n’a jamais lui-même décaissé un sou, il n’en a pas compétence. »
Droits de réponse
Pour la défense de M. Kamerhe, la chaîne de la dépense publique a été rigoureusement respectée. Elle insiste par ailleurs sur le fait que, pour ce qui est de la conception et de la mise en œuvre de ce projet et notamment la régularisation de la procédure de passation de marché, tout à été entièrement géré par le ministre du Développement rural. Toujours selon la défense de Vital Kamerhe, les services de l’État habilités, et notamment la Direction générale de contrôle des marchés publics, avaient été consultés et informés en amont par la Présidence que les travaux allaient commencer et que cette régularisation pourrait intervenir plus tard.
Sollicités par RFI, les anciens ministres Yav Mulang et Pierre Kangudia sont restés injoignables ces derniers jours pour répondre aux allégations dont ils font l’objet.
Rédactionç(RFI)
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