Depuis plus d’un an, l’armée rwandaise est soupçonnée de mener des opérations en République démocratique du Congo contre des groupes politico-militaires rwandais basés sur le sol congolais, avec l’accord du gouvernement de Kinshasa. Des responsables de l’opposition ou des organisations de la société civile des deux pays dénoncent ces incursions qui seraient accompagnées d’assassinats ciblés, et d’exactions contre les populations civiles.
Des Hauts Plateaux de Minembwe aux plaines du Rutshuru, une rumeur se répand depuis le mois de juin 2019. Les combattants du Rwanda National Congress (RNC), le mouvement de l’ancien chef d’état-major du Rwanda, le général Kayumba Nyamwasa, sont tombés dans trois embuscades successives. « Ils étaient sortis sans trop de casse des deux premiers affrontements », explique un cadre du RNC. « Ils ne se sont pas assez méfiés. » Quelques dizaines d’entre eux à peine auraient échappé à la troisième attaque. Ce cadre poursuit : « Ils se sont retrouvés coincés par une rivière dans le Masisi début juin. L’armée rwandaise a massacré le groupe d’Ali Sibomana, a blessé le major Habibou et l’a capturé avec une vingtaine de ses hommes. »
Ces combats, de même que l’implication du RNC, groupe quasi inconnu dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC), sont passés presque inaperçus à l’époque. Les Forces armées de la RDC (FARDC) et la Mission des Nations unies en République démocratique du Congo (Monusco) n’en ont jamais fait mention. Quelques journaux proches du régime rwandais ont cependant évoqué ces accrochages dans les semaines qui ont suivi, mentionnant même le nom du major Habib Mudathiru, plus connu sous le nom d’Habibou Moussa. La première apparition publique de ce retraité de l’armée rwandaise n’aura lieu que quatre mois plus tard. Le 2 octobre 2019, il est présenté, convalescent, devant le tribunal militaire rwandais de Nyamirambo, avec 24 autres présumés rebelles, tous accusés d’appartenance à une organisation armée illégale, de trahison, de formation d’une armée illégale et de complot avec des pays étrangers pour déstabiliser le Rwanda. Officiellement, ils ont été arrêtés par les FARDC puis extradés. « Mauvaise nouvelle pour le RNC et ses sponsors. L’organisation terroriste, dirigée par Kayumba Nyamwasa, a fait face (et continuera à faire face) à la force militaire de l’armée congolaise, et est maintenant confrontée à la justice au Rwanda », se réjouit alors le ministre d’État rwandais en charge des affaires d’Afrique de l’Est, Olivier Nduhungirehe [il été démis de ses fonctions le 9 avril 2020, NDLR].
« Punis » pour leur soutien au RNC
Si le RNC est longtemps passé inaperçu en RDC, c’est qu’il a souvent été confondu avec d’autres groupes. À Bijombo, sur les Hauts Plateaux du Sud-Kivu, pendant presque trois ans, ces combattants se faisaient passer pour des Gumino, un groupe rebelle banyamulenge [Tutsis congolais,NDLR] ressuscité par des officiers de l’armée congolaise pour combattre en 2012 la rébellion pro-Kigali du M23 dans cette province. « Kayumba avait ses réseaux ici depuis l’époque de la guerre, il connaissait des officiers FARDC et même certains chefs de groupes armés », assure un ancien rebelle munyamulenge. Ces montagnes sont un refuge parfait pour cet embryon de rébellion : quasi inaccessibles par route, toutes proches des frontières du Rwanda et du Burundi.
L’arrivée du RNC et les tensions entre les voisins de l’Est vont entraîner à partir de 2017 des mois d’attaques et de représailles ainsi que des déplacements massifs de population. Le maire de Minembwe dénonce alors « la main noire de l’étranger ». En effet, les combattants banyamulenge qui régnaient en maîtres sur les Hauts Plateaux font face à une coalition sans précédent composée de groupes Maï-Maï, de rebelles burundais soutenus par Kigali et à un déploiement d’officiers FARDC de plus en plus hostiles. Depuis juillet 2018 et une rencontre entre le chef de l’État rwandais et des émissaires de son homologue Joseph Kabila, les forces de sécurité congolaises, longtemps accusées d’être complices des groupes rebelles rwandais, se retournent contre leurs alliés d’hier. « Kigali nous a fait payer notre soutien aux gens de Kayumba », estime pour sa part un ancien rebelle munyamulenge. « Les Gumino et le RNC ont commencé à avoir des problèmes en septembre 2018, ils n’arrivaient pas à s’entendre sur la gestion des ressources et des effectifs et les gens de Kayumba sont partis. Mais malgré ça, on a été punis. »
Des militaires rwandais « que l’on connaissait »
Après avoir quitté les Hauts Plateaux, les combattants du RNC s’infiltrent par petits groupes, dans le territoire de Kalehe, plus au nord, où ils sont accueillis dans des villages par d’autres rebelles rwandais, ceux du CNRD (Conseil national pour le Renouveau et la démocratie). Après les Gumino, les hommes de Kayumba Nyamwasa se fondent pendant quelques semaines dans ce groupe hutu dissident des FDLR, à l’époque dirigé par Wilson Irategeka. Ils ne se font pas remarquer : ce sont pour beaucoup de jeunes hutus recrutés au Rwanda, au Burundi ou dans des camps de réfugiés en Ouganda, selon le rapport intérimaire du groupe d’experts de l’ONU de décembre 2018. Partout où ils seront passés ou annoncés, les groupes armés qui les ont aidés ou leurs chefs seront systématiquement attaqués.
« En date du 26 novembre 2019, nous avons été attaqués par les FARDC et l’armée rwandaise à Kitindiro », assure ainsi un réfugié rwandais autrefois installé dans l’un de ces villages. « Nous avons passé deux jours en brousse dans les environs à attendre l’intervention de la Monusco. Elle nous l’avait promis lors de sa visite du 21 novembre, c’était un jeudi. » Depuis plusieurs jours, les habitants de Kitindiro étaient inquiets, persuadés que des détachements de l’armée rwandaise étaient présents aux côtés des troupes FARDC déployés dans la zone. « Ils portaient les mêmes uniformes que l’armée congolaise, jusqu’aux insignes, mais ils avaient les ponchos et même les armes de l’armée rwandaise », assure ce témoin à RFI.
Ce n’est pas le seul indice que les réfugiés de Kitindiro font valoir. « Il y en avait deux parmi eux que l’on connaissait », assure encore ce réfugié rwandais. « Ils ont longtemps évolué au Congo avant de rentrer dans l’armée rwandaise. » L’homme cite le nom du « général Come Semugeshi ». Qui est cet homme ? Ce témoin refuse de le préciser. Un général qui porte le même nom a bien « évolué » au Congo. Cet ancien gendarme faisait même partie de la rébellion rwandaise CNRD, avant de se rendre à la Monusco et d’être rapatrié au Rwanda en 2017. Ce retour avait excédé plusieurs organisations de la société civile du Nord-Kivu -persuadées qu’il avait participé à des massacres de civils, notamment celui de Busurungi en 2009, mais avait fait l’objet d’une certaine publicité par le programme de démobilisation du Rwanda. Depuis le centre de Mutobo, l’ancien général rebelle avait même appelé ses anciens frères d’armes à quitter le maquis et qualifié de mensonges les critiques formulées à l’encontre de Kigali.
Dans quelles circonstances cet ancien combattant du CNRD se serait-il retrouvé à nouveau au Congo ? « Les Rwandais les retournent et les utilisent contre leurs anciens compagnons d’armes », affirme l’un des responsables de la société civile du Nord-Kivu. Lui-même dit avoir documenté la présence d’anciens FDLR dans les rangs de ces présumés militaires rwandais. « Avant, les militaires rwandais qui venaient au Congo ressemblaient aux soldats de l’APR [Armée patriotique rwandaise, ex-rébellion de Paul Kagame NDLR]. Maintenant, ce sont des Hutus et ils portent des uniformes congolais, on peut s’y tromper si on n’est pas attentif. » Ces accusations sont relativisées par le gouverneur du Nord-Kivu. Pour Carly Nzanzu Kasivita, il ne faut pas retirer aux FARDC leurs lauriers : « aujourd’hui, si on a des succès contre les FDLR, ils ne faut pas que les gens fassent des supputations. Notre armée n’a pas besoin pour faire la guerre de soutien extérieur. »
Ne pas s’opposer à « la volonté du président Tshisekedi »
Sur le plan humanitaire, les opérations contre les groupes armés ont eu aussi des conséquences. Comme d’autres « dépendants » [membres de familles, NDLR] des groupes rebelles rwandais, les réfugiés de Kitindiro se disent victimes d’exactions et assurent n’avoir reçu aucun secours. « La Monusco nous a répondu qu’elle ne pouvait pas intervenir dans ces opérations, qu’elle ne pouvait pas s’opposer à la volonté du président Tshisekedi », explique l’un d’eux. Au moins 700 déplacés avaient trouvé refuge autour de la base temporaire de Bibatama, rappelle toutefois une source onusienne.
Ces civils rwandais disent avoir été « poursuivis et tués » par plusieurs « forces » : militaires rwandais, congolais et même un groupe Maï-Maï, avoir souffert de la faim dans leur exode et déploré la mort de « beaucoup de vieillards et d’enfants » en route. Ils ont fui vers le parc de Kahuzi pour se réfugier auprès d’autres combattants du CNRD.
D’autres sont capturés et détenus par les FARDC. Le chef de l’État congolais s’en félicite le 13 décembre 2019 dans un discours devant le congrès. Selon Felix Tshisekedi, plus de 95% des bases du CNRD sont alors détruites et les FARDC ont procédé à 1 700 arrestations, dont celles de 245 combattants. Le bureau de coordination des affaires humanitaires de l’ONU (OCHA) dénonce, lui, « des conditions d’hygiène insalubres, la promiscuité, un faible accès à l’eau, aux soins de santé et à la nourriture ». Entassés dans le camp militaire de Nyamuyinyi, près de Bukavu au Sud-Kivu, près de Bukavu, au moins une dizaine d’entre eux dont des enfants sont décédés de malnutrition sévère ou de suffocation, précise une source onusienne. Quelques jours plus tard, civils et militaires seront tous rapatriés au Rwanda par les armées de deux pays qui vantent une « opération de rapatriement volontaire ». Le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme proteste.
Malgré les succès annoncés, les opérations militaires se poursuivent en janvier 2020 contre le CNRD dans le territoire de Mwenga. D’autres visent les principaux commandants des FDLR dans les territoires de Masisi et du Rutshuru. Les allégations sur la présence de militaires rwandais se multiplient. Interrogée le 16 avril 2020, la Monusco assure n’avoir à ce stade « pas de preuve de présence physique visible » d’une armée étrangère opérant sur le sol congolais. « La seule armée visible dans cette zone, insiste l’un de ses porte-parole, est l’armée congolaise qui a nié toute présence étrangère. »
Pourtant, l’ONU a engrangé des témoignages de civils congolais et rwandais, de démobilisés ou capturés de ces groupes armés. À la mi-janvier 2020, une mission s’est même rendue dans plusieurs localités du territoire de Kalehe où les villageois ont témoigné de la présence de militaires rwandais « qui ne se cachaient pas dans leurs villages » et de l’existence de « fosses communes » à proximité. « Nous sommes un partenaire de l’armée congolaise, mais cela ne nous a jamais empêché de dénoncer toute violation des droits de l’homme qui a pu être commise par l’armée ou des acteurs non-étatiques », assure l’un des porte-paroles de la Monusco.
« Une présence quasi continue au Congo depuis 2002 »
Au Nord-Kivu où des opérations continuent de se dérouler et visent les derniers chefs militaires et politiques des FDLR, le gouverneur Carly Nzanzu Kasivita assure lui aussi « n’avoir reçu aucune information de la part des autorités militaires » sur une éventuelle implication de militaires rwandais. « Moi, je crois que si on devait avoir une coopération militaire en ce sens, le ministère de la Défense nous aurait saisis et donnés toutes les informations », explique ainsi le numéro 1 de l’exécutif dans la province. Pourtant le Kivu Security Tracker, une plateforme d’alerte mise en place par le Groupe d’étude sur le Congo (GEC), un centre de recherche de l’université de New York, et l’organisation de défense des droits de l’homme américaine Human Rights Watch (HRW), attribue au moins une dizaine d’incidents meurtriers à des opérations menées conjointement par les soldats congolais avec l’armée rwandaise ou même à des militaires rwandais opérants seuls. « On ne sait pas exactement l’échelle de cette présence ou de ce soutien, mais ces opérations se déroulent depuis l’an passé », explique Jason Stearns, directeur du GEC.
En principe, poursuit cet ancien membre du groupe d’experts de l’ONU, ce soutien de l’armée rwandaise aux FARDC constitue une violation de l’embargo sur les armes imposé au pays depuis juillet 2003. En effet, tous les États membres des Nations Unies sont tenus de notifier au Conseil de sécurité leur appui militaire aux forces régulières. « Le Conseil de sécurité n’a pas fait ce constat, même si le personnel des Nations unies sur le terrain est informé de cette présence militaire rwandaise non seulement aujourd’hui, mais aussi dans le passé », affirme encore Jason Stearns.
Pour ce chercheur américain, c’est peut-être la plus grande hypocrisie de cette histoire : « C’est un peu compliqué de parler de la présence des militaires rwandais dans l’est du Congo aujourd’hui parce que si on regarde bien, cette présence n’a presque jamais cessé depuis la fin de l’occupation officielle par l’armée rwandaise qui s’est terminée en 2002. » Le directeur du GEC plaide pour « plus de transparence » de la part des autorités des deux pays, seule à même de garantir une « redevabilité ». « Ce n’est pas seulement que les militaires rwandais sont là pour opérer contre les rebelles rwandais, mais cela a des répercussions considérables sur les populations civiles et réfugiées. »
Le Conseil de sécurité de l’ONU finira peut-être par être officiellement informé de cette présence militaire rwandaise. Selon les informations recueillies par RFI, le groupe d’experts de l’ONU, chargé de contrôler cet embargo, a envoyé une requête aux autorités congolaises dans lequel il affirme « disposer d’informations » relatives à la participation dans de récentes opérations de « forces armées étrangères » contre des groupes armés nationaux et étrangers au Nord et au Sud Kivu. « Ils peuvent envoyer. On ne répond presque jamais », commente un diplomate congolais.
RFI a sollicité le gouvernement rwandais pour une réaction sur le contenu de cette enquête, mais n’a pas eu de réponse pour le moment. Le ministre congolais de la communication a déclaré qu’il n’y avait « pas de réaction officielle du gouvernement pour l’instant ». Sonia Rolley
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